Ïèñüìî Ëåðìîíòîâà Âåðåùàãèíîé À. Ì.


<âåñíà 1835 ã. Ïåòåðáóðã>

Ma chere cousine!

Je me suis decide de vous payer une dette que vous n'avez pas eu la bonte de reclamer, et j'espere que cette generosite de ma part touchera votre c?ur devenu si dur pour moi depuis quelque temps; je ne demande en recompense que quelques gouttes d'encre et deux ou trois traits de plume pour m'annoncer que je ne suis pas encore tout a fait banni de votre souvenir; — autrement je serai force de chercher des consolations ailleurs (car ici aussi j'ai des cousines) — et la femme la moins aimante (c'est connu) n'aime pas beaucoup qu'on cherche des consolations loin d'elle. — Et puis si vous perseverez encore dans votre silence, je puis bientot arriver a Moscou — et alors ma vengeance n'aura plus de bornes; en fait de guerre (vous savez) on menage la garnison qui a capitule, mais la ville prise d'assaut est sans pitie abandonnee a la fureur des vainqueurs.

Apres cette bravade a la hussard, je me jette a vos pieds pour implorer ma grace en attendant que vous le fassiez a mon egard.

Les preliminaires finis, je commence a vous raconter ce qui m'est arrive pendant ce temps, comme on fait en se revoyant apres une longue separation.

Alexis a pu vous dire quelque chose sur ma maniere de vivre, mais rien d'interessant si ce n'est le commencement de mes amourettes avec M-lle Souchkoff, dont la fin est bien plus interessante et plus drole. Si j'ai commence par lui faire la cour, ce n'etait pas un reflet du passe — avant c'etait une occasion de m'occuper, et puis lorsque nous fumes de bonne intelligence, ca devint un calcul: — voila comment. — J'ai vu en entrant dans le monde que chacun avait son piedestal: une fortune, un nom, un titre, une faveur ... j'ai vu que si j'arrivais a occuper de moi une personne, les autres s'occuperont de moi insensiblement, par curiosite avant, par rivalite apres.

— La demoiselle S. — voulant m'attraper (mot technique), j'ai compris qu'elle se comprometterait pour moi facilement; — aussi je l'ai compromise autant qu'il etait possible, sans me compromettre avec, la traitant publiquement comme a moi, lui faisant sentir qu'il n'y a que ce moyen pour me soumettre... Lorsque j'ai vu que ca m'a reussi, mais qu'un pas de plus me perdait, je tente un coup de main. Avant je devins plus froid aux yeux du monde, et plus tendre avec elle pour faire voir que je ne l'aimais plus, et qu'elle m'adore (ce qui est faux au fond); et lorsqu'elle commenca a s'en apercevoir et voulut secouer le joug, je l'abandonnai le premier publiquement, je devins dur et impertinent, moqueur et froid avec elle devant le monde, je fis la cour a d'autres et leur racontais (en secret) la partie, favorable a moi, de cette histoire. — Elle fut si confondue de cette conduite inattendue — que d'abord elle ne sut que faire et se resigna — ce qui fit parler et me donna l'air d'avoir fait une conquete entiere; puis elle se reveilla — et commenca a me gronder partout — mais je l'avais prevenue — et sa haine parut a ses amies (ou ennemies) de l'amour pique. — Puis elle tenta de me ramener par une feinte tristesse et en disant a toutes mes connaissances intimes qu'elle m'aimait — je ne revins pas — et profitai de tout habilement. Je ne puis vous dire combien tout ca m'a servi — ca serait trop long, et ca regarde des personnes que vous ne connaissez pas. Mais voici la partie plaisante de l'histoire: quand je vis qu'il fallait rompre avec elle aux yeux du monde et pourtant lui paraitre fidele en tete-a-tete, je trouvai vite un moyen charmant; — j'ecrivis une lettre anonyme; „M-lle: je suis un homme que vous connait et que vous ne connaissez pas, etc... je vous avertis de prendre garde a ce jeune homme: M. L. — il vous seduira — etc ... voila les preuves (des betises) etc...." une lettre sur 4 pages!.. Je fis tomber adroitement la lettre dans les mains de la tante; orage et tonnerre dans la maison. — Le lendemain j'y vais de grand matin pour que en tout cas je ne sois pas recu. — Le soir a un bal, je m'en etonne en le racontant a mademoiselle; mad me dit la nouvelle terrible et incomprehensible; et nous faisons des conjectures — je mets tout sur le compte d'ennemis secrets — qui n'existent pas; enfin elle me dit que ses parents lui defendent de parler et danser avec moi, — j'en suis au desespoir, mais je me garde bien, d'enfreindre la defense de la tante et des oncles; — ainsi fut menee cette aventure touchante qui certes va vous donner une fort bonne opinion de moi. Au surplus les femmes pardonnent toujours le mal qu'on fait a une femme (maximes de La Rochefoucauld). Maintenant je n'ecris pas de romans — j'en fais.

Enfin vous voyez que je me suis bien venge des larmes que les coquetteries de m-lle S. m'ont fait verser il y a 5 ans; oh! mais c'est que nos comptes ne sont pas encore regles: elle a fait souffrir le c?ur d'un enfant, et moi je n'ai fait que torturer l'amour propre d'une vieille coquette, qui peut-etre est encore plus... mais neanmoins, ce que je gagne c'est qu'elle m'a servi a quelque chose! — oh c'est que je suis bien change; c'est que, je ne sais pas comment ca se fait, mais chaque jour donne une nouvelle teinte a mon caractere et a ma maniere de voir! — ca devait arriver, je le savais toujours... mais je ne croyais pas que cela arrivat si vite. Oh, chere cousine, il faut vous l'avouer, la cause de ce que je ne vous ecrivais plus, a vous et a M-lle Marie, c'est la crainte que vous ne remarquiez par mes lettres que je ne suis presque plus digne de votre amitie... car a vous deux je ne puis pas cacher la verite, a vous qui avez ete les confidentes de mes reves de jeunesse, si beaux — surtout dans le souvenir.

Et pourtant a me voir maintenant on dirait que je suis rajeuni de 3 ans, tellement j'ai l'air heureux et insouciant, content1 de moi-meme et de l'univers entier; ce contraste entre l'ame et l'exterieur ne vous parait-il pas etrange? —

Je ne saurais vous dire combien le depart de grand'maman m'afflige, — la perspective de me voir tout-a-fait seul la premiere fois de ma vie m'effraye; dans toute cette grande ville il ne restera pas un etre qui s'interesse veritablement a moi...

Mais assez parler de ma triste personne — causons de vous et de Moscou. On m'a dit que vous avez beaucoup embelli, et c'est M-me Ouglitzki qui l'a dit; en ce cas seulement je suis sur qu'elle n'a pas menti, car elle est trop femme pour cela: elle dit encore que la femme de son frere est charmante ... en ceci je ne la crois pas tout-a-fait, car elle a interet de mentir... ce qui est drole c'est qu'elle veut se faire malheureuse a tout prix, pour attirer les condoleances de tout le monde, — tandis que je suis sur qu'il n'y a pas au monde une femme qui soit moins a plaindre... a 32 ans avoir ce caractere d'enfant, et s'imaginer encore faire des passions!.. — et apres cela se plaindre? — Elle m'a annonce encore que mademoiselle Barbe allait se marier avec M. Bachmetieff; je ne sais pas si je dois trop lui croire — mais en tout cas je souhaite a M-lle Barbe de vivre en paix conjugale jusqu'au celebrement de sa noce d'argent, — et meme plus, si jusque-la elle n'en est pas encore degoutee!..

Maintenant voici mes nouvelles, Íàòàëüÿ Àëåêñååâíà ñ ÷àäû è äîìî÷àäöû s'en va aux pays etrangers!!! pouah!.. elle va donner la bas une fameuse idee de nos dames russes! Dites a Alexis que sa passion M-lle Ladigenski devient de jour en jour plus formidable !.. je lui conseille aussi d'engraisser encore pour que le contraste ne soit si frappant. Je ne sais pas si la maniere de vous ennuyer est la meilleure pour obtenir ma grace; ma huitieme page va finir et je craindrais d'en commencer une dixieme... ainsi donc, chere et cruelle cousine, adieu, et si vraiment vous m'avez remis dans votre faveur, faites le moi savoir, par une lettre de votre domestique, — car je n'ose pas compter sur un billet de votre main.

Adieu donc, j'ai l'honneur d'etre ce qu'on met au bas d'une lettre ...

votre tres humble M. Lermantoff.

P. S. Mes respects je vous pris a mes tantes, cousines, et cousins, et connaissances ...