Письмо Лермонтова Лопухиной М. А.


<4 августа 1833 г. Петербург>

Je ne vous ai pas donne de mes nouvelles depuis que nous sommes alles au camp; et vraiment je n'aurais pu y reussir avec toute la bonne volonte possible; imaginez-vous une tente qui a 3 archines en long et en large et 21/2 de hauteur, occupee par trois personnes et tout leur bagage, toute leur armure, comme: sabres, carabines, chakos2 etc., etc. — le temps a ete horrible, une pluie qui ne finissait pas faisait, que souvent nous passions 2 jours de suite sans pouvoir secher nos habits; et pourtant cette vie ne m'a pas tout-a-fait deplu; vous savez, chere amie, que j'eus toujours un penchant tres prononce pour la pluie et la boue, et maintenant grace a dieu j'en ai joui completement.

— Nous sommes rentres en ville, et bientot recommencent nos occupations; la seule chose qui me soutient, c'est l'idee que dans un an je suis officier. — Et alors, alors — ... bon dieu! si vous saviez la vie que je me propose de mener!.. oh, cela sera charmant: d'abord, des bizarreries, des folies de toute espece, et de la poesie noyee dans du champagne: — je sais vous allez vous recrier; mais helas, le temps de mes reves est passe; le temps de croire n'est plus; il me faut des plaisirs materiels, un bonheur palpable, un bonheur qui s'achete avec de l'or, que l'on porte dans sa poche comme une tabatiere, un bonheur qui ne fasse que tromper mes sens en laissant mon ame tranquille et inactive!.. voila ce qui m'est necessaire maintenant, et vous vous apercevez, chere amie, que je suis quelque peu change depuis que nous sommes separes; quand j'ai vu mes beaux reves s'enfuir, je me suis dit que ca ne valait pas la peine d'en fabriquer d'autres; il vaut mieux, pensai-je, apprendre a s'en passer; j'essayai; j'avais l'air d'un ivrogne qui peu a peu tache de se deshabituer du vin; — mes efforts ne furent pas inutiles, et bientot je ne vis dans le passe qu'un programme d'aventures insignifiantes et fort communes. Mais parlons d'autres choses; — vous me dites que le Prince T. et votre s?ur son epouse se trouvent fort contents l'un de l'autre; je n'y ajoute pas une foi entiere, car je crois connaitre le caractere de tous les deux, et votre s?ur ne parait pas tres disposee a la soumission, et il parait que monsieur n'est pas non plus un agneau! — Je souhaite que ce calme factice dure le plus longtemps possible — mais je ne saurai predire rien de bon. — Ce n'est pas que je vous trouve un manque de penetration; mais je crois plutot, que vous n'avez pas voulu me dire tout ce que vous pensiez; et c'est tres naturel; car maintenant si mes suppositions sont vraies, vous n'avez pas meme besoin de dire: oui. — Que faites vous a la campagne? vos voisins sont-ils amusants, aimables, nombreux? voici des questions qui vous auront l'air d'etre faites sans aucune intention serieuse!

Dans un an, peut-etre, je viendrai vous voir; et quels changements ne trouverai-je pas? — me reconnaitrez-vous, et voudrez-vous le faire? — Et moi, quel role jouerai-je? sera-ce un moment de plaisir, pour vous, ou d'embarras pour nous deux? car je vous avertis, que je ne suis plus le meme, que je ne sens plus, que je ne parle plus de la meme maniere, et dieu sait ce que je deviendrai encore dans un an; — ma vie jusqu'ici n'a ete qu'une suite de desappointements, qui me font rire maintenant, rire de moi et des autres; je n'ai fait qu'effleurer tous les plaisirs, et sans en avoir joui, j'en suis degoute.

— Mais ceci est un sujet bien triste que je tacherai de ne pas ramener une autre fois; lorsque vous serez a Moscou annoncez le moi, chere amie... — je compte sur votre constance; adieu;

M. Ler...

P. S. Mes compliments a ma cousine, si vous lui ecrivez, car je suis trop paresseux pour le faire moi-meme.